Grandes complaintes traditionnelles : chants de toiles, de dentelles et de veillées
par CMTRA | publié le 30 | 04 | 2021
Cette semaine, nous continuons notre exploration des collectes ardéchoises et altiligériennes mises en ligne sur Infrasons, la cartographie des patrimoines sonores d’Auvergne-Rhône-Alpes. Après avoir suivi le parcours de Sylvette Béraud-Williams, nous vous proposons d’entrer dans ces riches collections par le prisme d’un répertoire particulier : les grandes complaintes traditionnelles. Cet article a été réalisé avec Eric Desgrugillers, responsable des archives sonores de l’AMTA.
Cet article a été rédigé par Eric Desgrugillers.
Un répertoire spécifique
La complainte désigne une forme particulière de chanson traditionnelle, longue, répétitive d'un point de vue musical et le plus souvent sans refrain (mais pas toujours), racontant généralement une histoire tragique à caractère symbolique ou moral. Une de ses particularités réside notamment dans l’écriture semi-lettrée des paroles pour une grande partie du répertoire, sans pour autant pouvoir déterminer s'il s'agit de l'oeuvre d'un chansonnier ou non.
Il est possible de distinguer alors deux types de complainte, à savoir :
- la complainte criminelle ou édifiante semi-lettrée*, dont la facture laisse à penser la production d’un chansonnier, rapportant un fait réel, parfois difficile à identifier, ou librement inspiré par lui, comme la complainte de Peyrebeille par exemple, empruntant souvent son timbre à une autre chanson, la plupart du temps connue.
- la complainte de tradition orale à proprement parler, d’un aspect moins travaillé au niveau du texte, souvent plus ancienne, racontant des événements sans référence de lieu ou de temps, à la façon d'un conte, comme le Retour du Roi Renaud (voir « Madama Arnaud dans son château) ou la fille enfermée dans la tour (voir « Là-bas, là-bas, dedans la tour ») par exemple.
Ces deux distinctions sont opérantes également dans les mélodies, les premières présentant des mélodies tonales et des traits musicaux ou des cadences spécifiques qu’il est possible de dater du XVIIIe au XXe siècle ; les secondes présentant quant à elles des mélodies d'un aspect modal avec des rapports de microintervalles spécifiques.
Dans les deux cas, les histoires choisies sont édifiantes et la narration joue en alternant des avancées lentes et plus rapides de façon à maintenir l'auditeur attentif. Les airs accompagnant les paroles sont soit en adéquation avec le tragique du texte, soit en opposition (une mélodie joyeuse pour un texte terrible).
* on appelle une chanson "semi-lettrée" quand elle fait intervenir dans sa facture textuelle des procédés littéraires propres à l'écriture, que l'on peut retrouver dans la poésie notamment, et qui sont mélangés avec des procédés qui touchent clairement à l'oralité. Ce type de chanson est probablement l'oeuvre d'un chansonnier, bien que soumise aux transformations de la transmission orale.
Les complaintes criminelles
Au XIXe et au XXe siècles, les complaintes criminelles se diffusent très largement grâce aux « canards », feuilles volantes sur lesquelles étaient imprimés les paroles de chansons traitant d’un fait divers criminel (voir la base de données Complaintes criminelles de Jean-François « Maxou » Heintzen). Ce répertoire, très choyé par les chanteuses et chanteurs (et certainement par les auditeurs !), est conséquent dans la tradition orale (mais pas uniquement : on en retrouve dans la chanson réaliste du début du XXe siècle, par exemple), l’imagination humaine étant débordante sur ce sujet !
Il est particulièrement difficile de démêler la légende du fait divers, si fait divers il y a. En effet, un certain nombre de ces chansons raconte un meurtre que l'on peut qualifier de symbolique, inspiré ou non d’une histoire vraie. Les collecteurs de chansons se sont trop souvent pris dans le piège de la chanson locale, racontant un fait divers local, dont l’informateur affirme parfois avoir été témoin, alors que la même chanson, racontant la même histoire avec les mêmes paroles existe en centaines d’exemplaires dans toute la francophonie, jusqu’au Québec…
Ainsi, certaines chansons, ne racontant pourtant pas la même histoire, ont une situation d’intrigue et des personnages similaires, et peuvent renvoyer à la même référence. Ainsi ces deux chansons :
Ces deux complaintes recueillies en Ardèche par Sylvette Béraud Williams semblent faire écho, de par le thème de l’aubergiste meurtrière, à une affaire criminelle qui marqua fortement l’imaginaire collectif dans le département : l’affaire de l’auberge de Peyrebeille.
La première (le fils assassiné par sa mère) est une chanson très répandue, sur le thème du soldat qu’on ne reconnaît pas (voir la légende de Martin Guerre, que l'on retrouve pleinement ou en filigrane dans plusieurs pièces de répertoire traditionnel et qui a également été largement abordé dans la littérature), traitant de la cruauté, de l’avarice et de la culpabilité. Il s’agit d’une chanson criminelle de tradition orale connue sous les titres génériques de “La Femme de Perrier” ou "complainte de Perrier" ou plus souvent "Habitants de tout âge", mais elle ne fait pas directement référence aux crimes avérés de Peyrebeille. Sylvette Béraud-Williams a fait ce rapprochement compte tenu de la proximité de ses lieux d'enquête avec Peyrebeille et de l'écho qu'une telle chanson peut avoir dans la population de ces lieux.
Il est tout-à-fait intéressant de voir qu'une chanson "générique" peut facilement être rattachée de façon thématique, par l'universalité du sujet qu'elle aborde, de faits réels qui ont marqué une région.
La seconde est directement rattachée par la collectrice à ce fait divers : située sur la commune de Lanarce en Ardèche, l’auberge de Peyrebeille a été le théâtre d’une affaire criminelle extraordinaire dans les années 1830, suite à la découverte d’un cadavre non loin de l’auberge. Les aubergistes ont été accusés par différents témoins de plus de 50 assassinats. Bien que la plupart de ces faits n’aient pas été attestés lors du procès, l’affaire s’est fortement ancrée dans l’imaginaire collectif comme un des crimes les plus sanglants de l’époque.
Il est donc tout à fait probable qu’un tel événement ait si fortement marqué les esprits, que des chansons criminelles évoquant des faits comparables ou prenant une auberge pour cadre se soient diffusées en écho à cette affaire par effet de mode. Pourtant, comme la précédente, cette chanson est un "tube" de la chanson criminelle en général et ne fait pas directement référence à Peyrebeille.
Il s'agit d'une chanson repérée par Patrice Coirault (le grand catalogueur des chansons traditionnelles) sous le titre générique : "9615 Le voyageur sauvé par la servante". Cette chanson rejoint en fait une thématique différente qui est celle des servantes ou valets déjouant des méfaits. Le cadre de l'auberge est un cadre large, symbolique de la truanderie.
La tradition orale ne fait presque jamais référence de façon directe à des faits identifiables, à une date ou un lieu. Si c'est le cas, seul le lieu peut être précisé, parfois le dirigeant politique (Napoléon, par exemple). La narration universalise le propos, de telle façon que le lieu évoqué varie selon la version.
Pour retrouver un fait divers avéré, il faut aller voir du côté des chansonniers. La plupart, sauf cas particulier (par exemple la chanson coutelière ouvrière à Thiers, avec Prosper Dosgilbert) ne sont pas connus et ni même identifiables. Seule la facture de la chanson, c'est-à-dire la mélodie d'une part et le choix des termes de l'autre, peut indiquer qu'il s'agit d'une création lettrée ou semi-lettrée.
À titre d'exemple, voici un extrait d'une complainte évoquant cette fois directement l'Auberge de Peyrebeille, recueillie par Pierre Chapuis en Haute-Loire, et dont vous apprécierez la différence avec les deux précédentes :
Qu’elle soit légendaire, tragique ou criminelle, la complainte reste édifiante et semble avoir un triple rôle de divertissement (jouant avec les émotions fortes comme l’amour, la peur, la colère, la culpabilité), d’apprentissage (servant de repère et d’exemple à ne pas suivre) et de catharsis (toute l’horreur de l’humanité est concentrée dans une chanson, et cela fait du bien de l’exprimer).
Aussi ces chansons peuvent être considérées comme les téléfilms d’une époque où la télévision n’existait pas. Les complaintes montrent des histoires suffisamment fortes pour accrocher l’attention de l’auditeur, comme une bonne série ou un film à suspense. Elles ont pu être, à l’instar du conte, les chevilles ouvrières des veillées ou les accompagnatrices de certains travaux en accords avec la longueur et la lancinance, comme la dentelle par exemple.
Des chansons narratives
Parmi les airs d’Ardèche et de Haute-Loire que l’on peut découvrir sur la cartographie, certains sont très courts. Il en va ainsi des refrains à danser et des « chants au tralala » (voir le parcours dans les archives proposé par Patrick Mazellier sur le sujet). Les grandes complaintes traditionnelles, à l’inverse, s’étirent en longueur. Ces chansons, très répandues sur tout le territoire et dont les collectes altiligériennes et ardéchoises nous donnent plusieurs exemples, sont d’abord caractérisées par le nombre de leurs couplets, puis par leurs mélodies, à la fois édifiantes et lancinantes particulièrement seyantes à leurs thématiques. Jean Dumas a ainsi collecté une version de 19 couplets de « Damon et Henriette » auprès de Marie Soulier à Roche-en-Régnier (voir la fiche de répertoire correspondante à cette chanson).
Damon et Henriette (ou « Jeunesse trop coquette ») fait partie des « classiques » de la complainte traditionnelle, particulièrement répandue dans le Massif Central. Elle a cependant été écartée ou simplement ignorée par Patrice Coirault avec d'autres chansons similaires comme Pyrame et Thisbé, certainement à cause de l’origine lettrée et littéraire de cette histoire. Comme d’autres grandes complaintes (une des plus fameuses est peut-être celle du Juif Errant) elle a été popularisée et répandue aux XIXe et XXe siècle avec les chansons semi-lettrées par le biais de recueils de colportage, diffusés sur tout le territoire par les marchands ambulants, avant d’être recopiées dans des carnets de chanson personnels, cela en parallèle d’une transmission orale qu’il est difficile de dater.
Si dans les refrains à danser, le texte assure une fonction avant tout rythmique, les grandes complaintes traditionnelles sont des chansons narratives : elles racontent une histoire, une aventure, par séquences et épisodes.
A grand renfort d’images aux accents dramatiques et usant d’une poésie à la fois épique et lyrique, les complaintes traitent souvent de thèmes religieux ou légendaires, souvent issus de fables populaires ou de “best-sellers” de l’antiquité (comme les Métamorphoses d’Ovide par exemple, dont certaines histoires se sont transmises depuis au moins le Moyen-Age dans les classes populaires par transmission orale). Le texte et la mélodie dégagent une atmosphère grave et tragique, et racontent des histoires particulièrement sérieuses, des histoires de mort et d’amours impossibles, mais aussi des histoires de crimes sanglants.
Des chansons de travail et de veillées
Les grandes complaintes, de par leur forme extensive, ne pouvaient donc être chantées que dans des contextes spécifiques. Les veillées (voir le corpus documentaire sur les veillées, à venir), les mondées, et les longs travaux textiles étaient particulièrement propices à ce type de répertoire. Elles sont ainsi très présentes dans les répertoires de dentellières de la région du Velay. Le travail du labour convient également à ce type de répertoire présent chez les paysans de l’Emblavez en Haute-Loire.
En Ardèche, dans le pays de Boutières, Sylvette Béraud-Williams donne une interprétation intéressante de la fonction de ce type de chansons traditionnelles.
Initiée à la collecte par Jean-Noël Pellen à la fin des années 1970, et menant en parallèle des études de lettres, Sylvette Béraud-Williams avait d’abord entamé une recherche sur le conte traditionnel dans ce bout d’Ardèche dont elle est originaire. Cependant, hormis quelques courtes histoires grivoises et de rares contes facétieux, elle ne trouve pas ce qu’elle était partie chercher. De toute évidence, le conte n’occupe pas la même place dans les Boutières que dans les Cévennes, où Jean-Noël Pelen enquêtait alors. En revanche, elle interprète les complaintes qu’elle a collectées dans la vallée comme des éléments ayant pris la place du conte.
Les longues complaintes qui lui sont chantées sont fréquemment entrecoupées par des éléments parlés ou récités et par des commentaires… La fonction narrative de la complainte rejoint alors celle du conte. Selon elle, la complainte présente le double avantage d’être plus facile à retenir et à interpréter : tout le monde n’a pas un talent conteur, alors que l’on se permet plus facilement de chanter une chanson sans avoir une voix ou un art extraordinaire.
Par ailleurs, les chanteuses et chanteurs rencontrés ont une certaine fierté de montrer aux collecteurs qu’ils sont capables, alors que beaucoup n’ont pas été scolarisés, de mémoriser de longues complaintes en français, le français n’étant pas leur langue maternelle ! Nous avons du mal à imaginer aujourd’hui ce tour de force, quand on sait que certains interprètes avaient mémorisés plus d'une centaine de chansons, sans aucun support écrit.
Pour compléter l’idée de Sylvette Béraud-Williams, la complainte n’est pas seulement le lieu de la narration, prenant la place du conte, elle est aussi l’occasion de l’expression des spécificités musicales liées à la tradition orale : les mélodies sont des monodies, c'est-à-dire des airs sans accompagnement et se suffisant à eux-mêmes. Aussi, elles procèdent d’une façon de faire bien spécifique et sont souvent à la fois complexes dans leur forme, mais très agréables à entendre et à chanter, et suffisamment souples pour être très expressives, permettant alors toute sorte d’ornementations et de modalités qui n’ont pas leur place dans les musiques tonales et majeures qui se sont développées depuis la fin du XIXe siècle.
Ainsi, tout le monde n’est pas conteur, ni non plus bon chanteur de complainte, cela demande un savoir-faire. Les territoires qui nous occupent dans cet article sont de véritables creusets où cette façon de chanter (que l'on soit techniquement bon chanteur ou non) s'est largement transmise.
La grande complainte met ainsi au jour un système narratif et musical unique qui n’a pas d'équivalents dans les différents objets culturels qui nous sont parvenus et que nous pratiquons encore. Cette façon sobre et longue de raconter des histoires interroge aujourd'hui notre rapport au temps et à la narration.
Moins adaptée à notre société qui a tendance à valoriser les contrastes, la rapidité et le changement, la complainte a pourtant laissé dans la mémoire collective une marque profonde et particulière. Au détour d'un couplet, il se peut que certaines de nos préoccupations contemporaines trouvent un écho dans telle ou telle complainte, ainsi cette dernière chanson criminelle, enregistrée à Couteaux auprès de Marie Chaize par Jean Dumas.