Entre 2008 et 2010, des musicien·nes amateur·ices et professionnel·les, créateur·ices et interprètes de musiques issues de multiples traditions du monde, se sont livré·es au micro de Françoise Morel, pour le CMTRA [1]. Le désir de cette collecte et la légitimité de la démarche qu’elle impliquait sont nés du constat de la densité et de la diversité des musiques et chants migrants peuplant les espaces privés ou cachés du 8e arrondissement de Lyon. Les pratiques musicales observées sont apparues comme autant d’expressions de mémoires plus ou moins partagées, porteuses de souvenirs et d’émotions multiples, rarement destinées à être rendues publiques mais relevant plutôt d'histoires intimes.

Le projet Musiques du 8

Aujourd’hui fort d’une population d’environ 86 000 habitants et habitantes, le 8e arrondissement de Lyon est né en 1959 d’un découpage du 7e arrondissement et de l’adjonction de quartiers alentours. Ses quartiers périphériques ont regroupé nombres d’industries et d’usines (Berliet, Paris –Rhône, Grammont, Calor, Mil’s, Millat etc) qui ont impliqué la construction de logements ouvriers, en grande partie gérés par des bailleurs sociaux. Au commencement du projet « Musiques du 8 », en 2008, le quartier de Mermoz nord était constitué à 100% d’habitat social. L’ arrondissement a été peuplé par différentes vagues d’immigration, notamment ouvrières, issues des zones rurales environnantes, d’Europe puis du Maghreb[2], et, plus récemment, d’Afrique de L’Est, d’Afrique Centrale, d’Inde, de l’Océan Indien... Les industries ont peu à peu disparu pour laisser place à un quartier devenu essentiellement résidentiel. Au moment de l'enquête, les acteurs et actrices des centres sociaux rencontré·es dans le cadre du projet « Musiques du 8 » insistent sur la jeunesse de la population et sa précarité[3].

Le constat de départ du projet est que la quasi-absence de lieux de sociabilité conduit les habitant·es au repli et à l’entre-soi restreint, à une configuration spatiale et relationnelle singulière portant peu les habitants vers l’espace public.

Le CMTRA est donc allé à la rencontre des habitant·es de ce quartier pour découvrir les pratiques musicales et ce qui pouvait faire lien.

Mamypoly N’Silu rejoint régulièrement des amies à l’épicerie Akiba dans le quartier de la Guillotière, proche du 8e arrondissement. C'est ici, entre les rayonnages, que les chansons apprises dans son village natal du Congo viennent se mêler aux discussions et aux instants partagés.

Un peu plus loin dans le quartier, le CMTRA a rencontré le groupe de musique comorienne Gombessa, constitué, entre autres, de Saïd Ngazi et Massoundi Saîd, et s'adonnant à toutes les déclinaisons du twarab, répertoire musical pratiqué dans les Comores depuis les années 60. Les musiciens font partie d'une association dont l'objet est de valoriser la culture comorienne au moyen de journées de sensibilisation, de concerts et même de cours de "culture comorienne", musique, cuisine, langue...

Cet extrait est une interprétation par Saïd Ngazi et Massoundi Saîd de "Daika", chanson d'amour composée par l'artiste comorien Salim Ali Amir.

L’objectif du projet était donc de donner à découvrir et d’inscrire dans l’espace public la diversité et la richesse des cultures qui « habitent » un quartier, tout autant que de décloisonner et de revaloriser les catégories et pratiques musicales, en particulier chantées, en tant qu’éléments culturels, mémoriels, affectifs, et comme vecteurs d’échanges interculturels.

La musique et le chant : un langage personnel et collectif

Parmi les musiques récoltées dans « Musique du 8 », il y a beaucoup de chants de typologies variées : chants religieux, funéraires, festifs, de naissance, berceuses, chants d’amour, improvisations, chants autobiographiques, patriotiques...

Cette importance du chant peut notamment s’expliquer par la dimension « universelle » de ce mode d’expression. Vecteur d’émotion, le chant rythme la vie quotidienne et ses rituels. Il relie l’individu au groupe, et permet d’accéder à l’intimité des cultures, de manière à la fois codifiée, partagée et sensible. Dans un contexte migratoire, il peut également invoquer un territoire lointain, avec plus ou moins de nostalgie et de mélancolie.

Naziha Azzouz et Adel Salameh sont un couple de musicien·nes professionnel·les de musique arabo-andalouse. Leurs parcours respectifs, leurs influences et leurs pratiques musicales sont profondément marqués par l'exil, thématique qui nourrit leurs créations, telle que la chanson « Aman Aman » composée par Naziha Azzouz, inspirée par son retour désabusé en Algérie.

Mahmoud Belaïd, Rachid Abderrhamane, Youssef Belharat, Mohammed Belahcene, Saïd Remini et Moussa Belkacemi, forment le groupe Mouradia, un orchestre d'amis soudés autour d'une pratique musicale d'Algérie : le chaâbi. Les 6 musiciens se sont tous trouvés et retrouvés en France, et se réunissent une à deux fois par semaine autour d'un café dans le salon de Mahmoud Belaïd, pour jouer et approfondir leur répertoire. Cette chanson, « Djazair », parle du départ d'Alger et de l'exil.

Si la nostalgie s’exprime par l’écriture et la composition d’œuvres originales, il résonne également lorsque sont entonnés des « classiques » identifiés. Ainsi, Naziha Azzouz et Adel Salameh reprennent par exemple la chanson "Al Bint El Shalabiya" (La fille de Shalabiya), rendue célèbre par l'artiste libanaise Fairuz.

De même, Mabrouka Hannachi, originaire de Tunisie, reprend dans cette archive la chanson d'exil "Rihet Lebled" du chanteur tunisien Mohamed Jamoussi.

La musique, lorsqu’elle est chantée, réinterprétée, remémorée offre une possibilité de rendre présent ce qui est absent, les proches, les amis, une maison, un pays… L’exil est-il alors particulièrement propice au développement d’une pratique musical, aussi ténue et solitaire soit-elle, ou est-ce la pratique musicale qui permet de tenir en exil?

C’est à son arrivée en France, alors qu’il est âgé de 17 ans, que Thierry Orfelle, d’origine réunionnaise, redécouvre et se prend de passion pour le maloya, danse et genre musical traditionnel de la Réunion. Il a joué dans le groupe Maronner, et ses chansons parlent notamment de la colonisation et de "noir-marron" (marroner), esclave fugitif qui résiste à la domination et recherche la liberté.

En plus de pratiquer le maloya en groupe, il va jusqu’à fabriquer lui-même ses percussions, tel que le roulèr (gros tambour frappé à deux mains), le kayamb (percussion faite de bois, de graines et de tiges de fleurs de canne), ou encore le bobre (arc musical) ; écoutez plutôt :

Un chant et/ou un genre musical ne saurait se résumer à l’expression d’une culture particulière. Il se fait le reflet d’une subjectivité, de la personnalité de son interprète, déterminée par son parcours, ses expériences, ses influences, aussi multiples soient-elles, dans un perpétuel échange entre l’individuel et le collectif.

Ainsi le répertoire de Mabrouka Hannachi est en grande partie constitué de réadaptations toutes personnelles de morceaux issus du répertoire traditionnel ou s’en inspirant. Elle reprend ici la chanson « Abdel Kirim », composée sur le même principe par sa mère à la naissance de son premier fils.

Il en va de même pour Adel Salameh lorsqu’il compose un air de oud inspiré du recueil « Etat de Siège » du poète palestinien Mahmoud Darwich :

Marcelo Donoso Roza est né dans le Sud du Chili, et arrive en France à la fin des années 70 pour fuir la dictature du Général Pinochet. Spectacles, textes et musiques sont pour lui des moyens de se défendre de l'oppression. Il compose et recompose à partir de rythmes et de mélodies chiliennes et andines, en revendiquant une approche novatrice, faite de mélanges et de réinterprétations. En témoigne son poème "El nido que no aterra", au sujet de son "nouveau nid" : son nouveau foyer en France.

De la même manière, résonnent et varient inlassablement les chansons populaires et traditionnelles au fur et à mesure des interprétations.

A l'image des chansons du groupe Intillapun, constitué de 5 musiciens qui reprennent des sons traditionnels andins et des musiques chiliennes engagées, transmis notamment par l’un des membres du groupe, Rafael Gutierrez.
Il s'agit ici d'une reprise de la chanson traditionnelle argentine "El humahuaqueño".

Des musiques rituelles

L’histoire musicale du 8e arrondissement est peu documentée. Le projet « Musiques du 8 » donne à entendre une grande diversité de pratiques. Des musicien·nes qui se réunissent autour de projets artistiques définis dont l’objectif est de constituer un répertoire pour le simple plaisir du jeu, ou en lien avec la promotion d’une culture et la reconnaissance d’un groupe culturel. D’autres qui choisissent le cadre associatif dans le seul but de réunir des familles partageant la même culture sans velléités extérieures au groupe. D’autres encore ont une pratique individuelle détachée de l’intérêt collectif mais non sans lien avec la culture qui a vu naître les mélodies interprétées. D’autres enfin entonnent des chansons uniquement lors de festivités familiales et/ou calendaires, ou des cérémonies.

Oulfata Mohamed est arrivée en France en 1999. Elle est appelée aux quatre coins de la France pour animer les temps féminins des cérémonies de mariage comoriennes. Son répertoire est notamment composé de chansons traitant de fidélité et de naissance, souvent écrites et composées par elle-même. Accompagnée d’une percussion, généralement un batteur, et de quelques autres chanteuses, elle chante plusieurs heures de suite pour les invitées puis pour la mariée qui rejoint la salle festive, jusqu’à l’arrivée du mari. Cette chanson est adressée à un époux infidèle. Elle relève du répertoire de "l'oukumbi", cérémonie de présentation de la mariée.

Mais ces chants cérémoniels peuvent également s’inscrire dans des expressions plus religieuses, comme c’est notamment le cas à l’église Notre Dame du Liban, et à la Grand Mosquée.

Les Frères maronnites officiant parfois à Notre Dame du Liban (quartier Etats-Unis) se sont alliés à une chorale de l’église pour célébrer l’Indépendance du Liban (22 novembre). Au programme, des chants liturgiques en syriaque, interprétés par un chœur de frères, suivis d’une partie plus profane. Les chœurs sont guidés par une chanteuse professionnelle récemment arrivée en France : Marie-Rose Morcel. Cette archive est un exemple de chant liturgique entonné à cette occasion :

Depuis la fin de l'année 2008, Al Anouar (Les Lumières), un groupe de 7 à 8 Frères de la Grande Mosquée du 8e arrondissement répète tous les jeudis soir un programme de psalmodies et de chants dhikr (pratique du courant soufiste, une branche de l'Islam, consistant à invoquer le nom de Dieu pour en rappeler le souvenir). Al Anouar se produit à la Grande Mosquée du 8e arrondissement à différentes occasions et en concert dans diverses salles, avec amplification, boîte à rythme etc.
Cet extrait a été enregistré lors de la Fête de la musique, dans le quartier Laënnec, dans le parc de la Grande Mosquée du 8e.

Déterritorialiser et reterritorialiser

Le processus de mondialisation qui caractérise l’époque contemporaine est notamment marqué par l’accélération des flux migratoires. Il a pour conséquence de faire des territoires urbains contemporains de véritables villes-mondes dans lesquelles se déploient, dans les espaces privés familiaux ou communautaires entre autres, des expressions culturelles d’une grande diversité et d’une grande richesse. Empruntée à l’ethnomusicologue Laurent Aubert, à propos de la « world music », des formes élaborées, instituées, reconnues voire commercialisées de la pratique musicale, la notion de « musiques migrantes » est étendue ici aux expressions non-instituées, communautaires ou familiales, aux pratiques liées aux rituels et festivités, aux formes intimes et mémorielles. Elle désigne l’ensemble des pratiques et expressions musicales résultant d’un déplacement géographique et culturel, qu’il soit réel (vécu par les personnes) ou historique (qu’elles en soient issues).

Ces productions, culturelles et symboliques, sont caractérisées par un processus de déterritorialisation et de reterritorialisation, faisant se déployer de nouvelles formes d’expression, menant à une redéfinition des frontières, des échelles et des références culturelles, ainsi qu’à une constante renégociation des pratiques en lien avec les nouveaux environnements. La musique se construit, déconstruit et reconstruit au détour des rencontres, des évènements, des idéologies et des stratégies relationnelles adoptées par les groupes et individus. Elle apparaît comme un phénomène social, artistique et culturel, mouvant et dynamique.

Le projet de recherche-action « Musiques du 8 » a donné naissance à différentes formes de restitutions et valorisations. En plus de la création d’un atlas sonore numérique, la collecte a fait l’objet d’une réinterprétation avec l’orchestre Op Cit, de différents temps de rencontres et de discussions autour des répertoires musicaux collectés,ainsi qu’à des concerts, pendant le festival de quartier « Muzz en fête », aux Archives municipales de Lyon, et pendant la Nuit des musiques du 8è, par les personnes collectées volontaires. Le projet a également donné lieu à des interventions au sein d’une classe de 3e au collège Jean Mermoz, proposant aux élèves de se mettre à l’écoute de leur environnement culturel à travers la diversité des musiques qui s’y expriment et de s’initier au collectage musical.


[1] Au total, une trentaine d'entretiens ont été réalisés.

[2] A titre d’ exemple, les premiers immeubles de Mermoz ont été construits pour loger les rapatriés d’Algérie à la fin des années 1950.

[3] INSEE 2003 : ZUS Mermoz 28% des ha. nés à l’étranger (14% pour la ville), 2,7 pers/ménage, profil ouvrier fort (2% de cadre), 9% de chômage depuis + de 2 ans (10% pour l’arrondissement). 79% des ménages couvert par la CAF (49 % pour la ville), part d’allocataire bas revenu : 48% (24% pour Lyon). De multiples tentatives d’obtenir ces chiffres pour le reste de l’arrondissement auprès du Pôle Emploi et de l’Insee sont restées vaines…

Ce texte s'appuie largement sur les écrits de Françoise Morel, qui a par ailleurs réalisé les enquêtes du projet "Musiques du 8".