A part en Italie où le 5 février constitue l’une des plus grandes festivités nationales, la sainte Agathe semble aujourd’hui relativement méconnue voire marginale, pratiquée de manière très locale, si l’on s’en tient aux quelques collectes d’archives sonores présentes sur la Base Inter-régionale du Patrimoine Oral ou aux sources écrites, relativement peu nombreuses.

Nous avons cependant pu trouver des traces de cette fête dans l’Ain, en Savoie, en Alsace, dans le domaine occitan, et même dans les Hautes-Pyrénées espagnoles, où elle constitue, à chaque fois, une fête exclusivement féminine.

Alors qui est cette Sainte Agathe, pourquoi est-elle si importante en Italie, et pourquoi l’associe-t-on aux femmes ?

La légende de Sainte Agathe

Née dans la ville de Catane, en Sicile, au IIIe siècle, Agathe se consacra entièrement à honorer Dieu. Sa beauté et ses origines nobles attisèrent la convoitise du gouverneur Quintien, qui souhaitait l’épouser et lui faire abjurer sa foi. Après maints essais, sans parvenir à ébranler la volonté d’Agathe, il la jeta en prison avant de la faire torturer : on lui mutila et arracha notamment les deux seins. Guérie de ses blessures par Saint Pierre, Agathe fut néanmoins soumise à d’autres supplices, desquels elle finit par périr. Lorsqu’elle rendit son dernier soupir, le 5 février 251, un tremblement de terre ébranla Catane et le palais de Quintien.

Un an après sa mort, l’Etna, au pied duquel se situe en effet la ville de Catane, entra en éruption. Ses habitants et habitantes s’emparèrent alors du voile qui recouvrait la sépulture d’Agathe pour le brandir devant la lave qui s’arrêta aussitôt d’avancer.

Sainte Agathe, Marcantonio Raimondi, 1506-1534

Sainte Agathe, Francisco de Zubaràn, vers 1635-1640

Le culte de Sainte Agathe : fête, brioche, chatte et lessive

Son supplice fait de Sainte Agathe la patronne des femmes qui allaitent, des mères et nourrices, et, par extension celle de la fécondité. Plus généralement, elle est invoquée contre tous les maux qui affectent les seins. Elle joue également un rôle de protection contre les tremblements de terre, les éruptions volcaniques, et les incendies[1]. Par exemple, en Alsace, le 5 février, pains et images de la sainte sont bénits et disposés dans les maisons et les étables pour les protéger du feu : « ce culte de protection contre les incendies s’est développé à tel point que dans la région de Colmar, Sainte Agathe a remplacé Sainte Barbe comme patronne des pompiers »[2]. Le baume Agathol, destiné à soigner les brûlures superficielles et les inflammations de la peau, constituerait-t-il également un reliquat de ces pratiques?[3]

Outre ces croyances et coutumes, la sainte Agathe marque également un moment festif. Sainte Agathe est avant tout la patronne de la ville de Catane[4], et, en Italie, sa fête constitue l’une des plus grandes manifestations religieuses nationales. Attirant plus d’un million de personnes, elle se déroule chaque année du 3 au 5 février, et donne lieu à une grande procession. Depuis 2002, la fête de Sainte Agathe à Catane est classée comme « valeur de l’humanité » au patrimoine mondial de l’UNESCO.

Festa di Sant'Agata 2023 Catania 05.02.2023, Feste patronali in sicilia tradizioni e folklore

Una salita mozzafiato, Chiesa Madre - Butera

En France, le 5 février semble plutôt désigner « la fête des femmes » dans diverses localités, où elle connaît un renouveau depuis les années 1950 et surtout 1970. C’est notamment le cas dans l’Ain, tel que le donnent à entendre ces trois archives, enregistrées en 1988, à Saint-Martin-du-Mont, où l’on boit du punch en écoutant la Compagnie Créole, à Ordonnaz, et à Druillat.

La Mairie de Douvres relate aussi l’importance que revêt la fête dans le Bugey, où traditionnellement les femmes « se rassemblaient dans un lieu secret et confectionnaient pour ce jour des plats doux et sucrés, cueillaient les premiers perce-neiges »[5].

Aujourd’hui, en France, si l’on n’ignore pas sa portée religieuse, la sainte Agathe semble donc davantage constituer une occasion de se rassembler, pour une journée sans les hommes et sans s’occuper du foyer, destinée à s’amuser, « se lâcher », chanter, et déguster des mets emblématiques, souvent sucrés, préparés ensemble.

Tandis que l’on consomme, à Catane, des cassateddi di Sant'Aita ou minni di Sant'Aita, nous avons, en France, « les Nichons de Grésy » (meringues savoyardes), et, plus généralement divers pains et brioches. Quelles que soient les recettes, toutes s’accordent sur leur vocation à imiter la forme et l’apparence d’un sein. En témoignent les pains bénits d’Alsace précédemment évoqués, mais l’on peut également citer le « pain de la sainte-Agathe », en Provence, ou encore, la « brioche de Saint-Genix » aussi appelée « gâteau Labully ». Cette viennoiserie, inventée au XIXe siècle par Pierre Labully, aurait pour origine l’annexion de la Sicile au Duché de Savoie au XVIIIe siècle, faisant par-là voyager le culte de Sainte Agathe. Il s’agissait au départ d’une brioche ronde surmontée d’une praline colorée en rouge, qui a finalement évolué pour être garnie et fourrée d’autres pralines.

Minni di Sant'Aita, Stefano Mortellaro

Pain de la sainte Agathe, Michel Royon

Brioche de Saint-Genix

Ce sein se transforme parfois en main, tout particulièrement dans la commune de Saint-Pierre-d’Albigny (Savoie), où l’on déguste la « Guêta », ou « main de Sainte Agathe ». En effet, on considère localement qu’au moment de son supplice, tentant de protéger sa poitrine, Agathe aurait eu la main tranchée. S’éloignant davantage de ces modèles, en Suisse, pour le 5 février sont préparés et bénits les Agathas-Ringlis, brioches cette fois-ci en forme d’anneau.

Le lien étroit que le culte de Sainte Agathe entretient avec les pains et pâtisseries est potentiellement dû à une interprétation erronée des représentations de la sainte, souvent figurée portant ses seins coupés sur un plateau, comme deux gâteaux ronds. Il peut également s’agir de souligner le caractère nourricier de la sainte et de son patronage, comme, plus largement, de la traduction d’un ancrage dans la religion chrétienne, où le pain occupe une place prépondérante.

Mais le jour de la sainte Agathe c’est aussi un jour d’interdits. En Lorraine et dans le domaine occitan, où Sainte Agathe est aussi la patronne des fileuses, il est interdit de filer et surtout de faire la lessive le 5 février. Ceci peut s’expliquer, d’un côté, par le fait que février s’inscrit dans un temps d’arrêt des veillées et donc, par extension, de la pratique du filage. Isabelle Bianquis-Gasser relate d’ailleurs, dans la même idée, une coutume arlésienne selon laquelle les enfants demandaient à une vieille dame personnifiant Agathe d’emporter, le jour de la fête, l’hiver dans un sac. Quant à la lessive, son interdiction serait fondée sur un principe de magie imitative, où, pour éviter la formation d’orages et de tempêtes, il convient de ne pas remuer les eaux.[6]

Toute femme ne respectant pas cette loi s’expose alors aux représailles de la sainte, laquelle viendrait se venger en prenant la forme d’une chatte. Conséquence d’un glissement sémantique dû à un principe d’aphérèse, Sainte Agathe est effectivement parfois appelée, « Santa Gata » ou « Santo Gato », en occitan.

Femmes, sang et lait

Ainsi, les croyances et rites qui entourent la légende de Sainte Agathe sont multiples et éparses, faisant se côtoyer lait, pâtisseries, lessive et incendies, religion et paganisme, piété et superstition. Ces thématiques ne sont pourtant pas nécessairement si éloignées les unes des autres et semblent même converger autour de la féminité.

La date du 5 février se situe à un moment charnière du calendrier grégorien, où l’hiver commence à décliner, le temps à changer. Les veillées cessent, les travaux agricoles reprennent, le printemps pointe à l’horizon, le réveil de la nature s’amorce. Un dicton ariégeois indique d’ailleurs : « Pèr Santo Gato, semeno la pourato, tire l'aigo del prat, que l'hiber es passat » (« Pour la Sainte-Agathe, sème le poireau, tire l’eau du pré car l’hiver est passé »).

De là à établir un lien avec la fécondité et le cycle féminin, il n’y a qu’un pas.

Isabelle Bianquis-Gasser, dans son article « La Légende de sainte Agathe : le feu, le sang, le lait », observe une thématique récurrente quant aux fêtes du début février, qui entourent, de fait, la sainte Agathe. Le 1er février fête Sainte Brigitte d’Irlande, probable héritière de la déesse païenne Brigit, associée notamment à l’aurore, la fertilité et le feu. Cette fête correspond également à l’Imbolc, célébration païenne irlandaise du printemps. Au 2 février, la Chandeleur, ou « fête des chandelles », revêt une forte portée symbolique relative à la lumière, la chaleur, le renouveau ; date qui marque aussi la Purification de la Vierge, c’est-à-dire son retour de couches. Un lien s’établit alors entre sang et lait (menstrues-accouchement-allaitement), que le mythe de Saint Blaise, fêté le 3 février, vient étayer, présentant sept femmes qui saignent du lait. Après le martyre de Saint Blaise, sept femmes qui lui étaient attachées et honoraient Dieu ont été punies et suppliciées. De leurs plaies ouvertes ne s’écoulaient non pas du sang mais du lait. Enfin, les 4 et 6 février fêtent respectivement Sainte Véronique et Sainte Dorothée, dont les cultes sont liés aux menstrues et à l’enfantement.

De l’Italie à l’Irlande, les pratiques festives, religieuses et rituelles ont institué Sainte Agathe en figure de féminité et de fécondité, entre sang, lait, et feu (lumière-chaleur) en écho à la fécondité de la nature renaissante.

Un culte de transmission

Les symboles et croyances sont donc multiples et variés mais, comme le démontre Déborah Puccio dans son article « Sainte Agathe, les femmes et le chocolat », semblent se cristalliser dans les coutumes du village de San Juan de Plan (Hautes-Pyrénées espagnoles), en mettant l’accent sur la notion de transmission.

Là-bas, la sainte Agathe s’articule autour de la traditionnelle préparation du chocolate, à base de lait, de chocolat et d’eau, par 5 mayordomas : 3 femmes mariées et deux jeunes filles célibataires, désignées d’une année sur l’autre.

L’organisation du 5 février brille en effet ici par son découpage générationnel. Les femmes les plus âgées, qui ne font plus le chocolat, fournissent le lait, tandis que :

« Les deux jeunes filles se chargent d’aller acheter ce qu’il faut avec l’argent de toutes les filles et femmes du village” ; les trois autres, qui pourraient être leurs mères, sont chargées de la cuisson. Elles gouvernent le feu que nous savons être un autre attribut de leur protectrice invoquée contre les incendies. […] Les deux autres mayordomas ne touchent pas aux aliments et, si elles s’approchent du feu, ce n’est que pour regarder : “pour apprendre”»[7].

Un repas, exclusivement réservé aux femmes, fait suite à la préparation du chocolat.

Libérées de leur tâche, les 3 mayordomas les plus âgées abandonnent alors toute bienséance, développant un comportement outrancier et déplacé. Elles taquinent, dérangent les autres qui s’affairent en cuisine, à la manière de la chatte, esprit vengeur de Sainte Agathe, qui punit les laveuses et fileuses car « elle ne supporte pas que les femmes travaillent le jour de sa fête ! »[8]. Elles dévorent des aliments aigres et salés (considérés comme plus masculins), s’enivrent, démontrent leur inaptitude aux tâches ménagères. Elles se virilisent et s’ensauvagent, comme pour symboliser l’entrée dans une nouvelle période de leur vie, leur vieillissement : une évolution de leur statut social.

De cette tradition du chocolate émerge le fameux triptyque féminin : vieille (grand-mère) – d'âge mûr (mère) – jeune (fille) : « Ces filles à qui revient, à la fin du cycle, le chocolat, dernier anneau d’une chaîne de femmes, ne bénéficient-elles pas du « lait » des grand-mères, transformé en sang par leurs mères qui leur transmettent, avec cette boisson, leurs capacités génésiques ? »[9].

Après une ronde en musique et chansons dans les rues du village, un bal, mixte, vient conclure la journée, placée sous le signe de l’amusement, l’ivresse, la gourmandise : la fête. Toutes dansent, et sont libres de toucher et malmener leurs partenaires masculins comme elles l’entendent :

« La sainte qui subit le martyre pour s’être opposée à la concupiscence d’un homme « puissant » réclame sa vengeance. Les femmes de San Juan de Plan, retournant et détournant collectivement le sens du mythe, martyrisent alors tous les hommes et les soumettent à leur désir. »[10]

Une autre dimension de la sainte Agathe émerge alors, liée à l’expression du désir féminin.

C’est donc un rite cathartique et de transmission des biens et attributs supposés de la féminité qui s’opère lors de la sainte Agathe à San Juan de Plan. Il en va de même - peut-être plus discrètement - en France, où, en plus d'une aspiration générale à rassembler toutes les femmes quels que soient leurs âges, les pratiques témoignent parfois d'un principe de passation. Tandis que de nouvelles mayordomas sont désignées chaque année pour préparer et servir le chocolat, dans l’Ain, les femmes se « passent le crouton » (brioche) pour choisir les futures organisatrices des festivités de l’année suivante.

Et aujourd'hui

D'une célébration exclusivement féminine, la sainte Agathe tend cependant aujourd'hui à s'ouvrir vers davantage de mixité, lorsqu'elle ne s'écarte tout bonnement pas de ce culte féminin, comme c'est le cas à Biarritz, par exemple. Selon une volonté de transmission intergénérationnelle et de préservation de la langue, les enfants de classes bilingues basques, parcourent la ville en chantant des chansons issues du répertoire traditionnel.

Les petits biarrots des écoles bilingues fêtent la Sainte Agathe, France Bleu

Santa Agate Txiki 2022, Ville de Biarritz


Malgré tous ces exemples, Sainte Agathe semble bel et bien, sinon marginale, du moins méconnue. Les causes en sont multiples. L’une d’elles pourrait être une forme de censure religieuse liée à la pudibonderie d'un clergé potentiellement frileux à l’idée de représenter la poitrine nue de la sainte[11], ainsi qu’à une réticence à entretenir un culte qui frôle la superstition, voire la sorcellerie. Quoi qu’il en soit, Sainte Agathe persiste, et tend à évoluer, s’adaptant au gré des localités et des époques, ravissant nos papilles de pâtisseries et de brioches, au sein de croyances et de fêtes, qui, pourquoi pas, peuvent s’envisager comme des prémices du 8 mars, consacré aux droits des femmes ?

Le mythe peut d'ailleurs aujourd'hui faire l'objet de réappropriations dans les luttes féministes, telle qu'en témoigne, par exemple, l'exposition photographique #SiamoAGATA, Les tétins de la Résistance, présentée en 2023 au musée Jean-Honoré Fragonard de Grasse. Des photographes sicilien·nes se sont emparé·es de la figure de Sainte Agathe pour en faire un symbole de la résistance féminine face aux violences patriarcales.


[1] Certaines sources étendent également son patronage aux fondeurs de cloches et aux bijoutiers.

[2] BIANQUIS-GASSER Isabelle, « La Légende de sainte Agathe : le feu, le sang, le lait », in : Revue des Sciences sociales, n°20, 1993, p178-183.

[3] Ibid.

[4] Selon Pierre Chuvin et Pierre Sauzeau, sainte Agathe serait l’héritière de la déesse Isis, « la bonne déesse » (Agathè Daimôn en grec), protectrice de Catane, changée en sainte Agathe avec l’avènement du christianisme.

[5] Mairie de Douvres, « La Fête de la Sainte Agathe », [en ligne] https://douvres.fr/village/temps-forts/la-fete-de-la-sainte-agathe/.

[6] BIANQUIS-GASSER Isabelle, Op.cit.

[7] PUCCIO Deborah, « Sainte Agathe, les femmes et le chocolat », in : Clio, n°14, 2001, p139-153.

[8] Ibid.

[9] Ibid.

[10] Ibid.

[11] LEFRANCOIS Marc, Histoires insolites des chefs-d'œuvre, City Edition, 2013.

Pour aller plus loin :

Enquêtes à propos de la sainte Agathe sur la Base Inter-régionale du Patrimoine Oral : https://patrimoine-oral.org/dyn/portal/index.seam?req=2&page=listalo&fonds=8&va_0=sainte-agathe

Illustrations : Gallica BnF, Wikipedia

Bandeau : Sainte Agathe, Francesco Guarino, vers 1637.