L'histoire

Cette chanson raconte un mariage forcé et malheureux qui se termine par un maricide ou un parricide, voire les deux, et la condamnation à mort de la meurtrière. Les versions diffèrent quant à la narration et les épisodes racontés, mais le fond reste le même : une jeune fille mariée de force tente de se rebeller et en vient à tuer, soit son père soit son mari, prend la fuite mais est ratrappée et condamnée à mort.

La raison du mariage est variable suivant les versions, celui-ci intervenant pour mettre fin à une vie "dissolue" (selon le point de vue du père). Les abus de la fille avant sont mariage ne sont pas avérés ni racontés, mais sa liberté dérange.

La chanson se termine par une "fausse" morale demandant aux parents de respecter la volonté des enfants et incitant les enfants à ne pas déobéir aux parents.

Quelques versions enregistrées différentes

Nous vous proposons d'abord deux versions recueillies auprès d'une même chanteuse de l'est du Cantal, Pauline Bac, enregistrée par André Ricros. Ces deux versions ont la particularité de ne pas présenter tout-à-fait les mêmes couplets, la seconde étant plus complète que la première. Vous trouverez ci-dessous les deux textes en regard.

La première version a été enregistrée le 14 février 1982 à Cavarnac, et la seconde en août 1983.

D’un père de famille qui voulut marier

Angélique sa fille malgré sa volonté

Le père d’Angélique c’était un bon fermier

Sa fille était unique d’une rare beauté

Ayant l’amour en tête et se moquant de tout

Les dimanches et fêtes donnait des rendez-vous

On avertit son père de son dérèglement

Qui vient d’un ton sévère reprendre son enfant

En lui disant ma fille il faut vous apprêter

Aux portes de la ville faudra vous marier

Et non et non mon père de quoi donc me parlez-vous ?

Quoique je sois gentille je ne veux pas d’époux

En restant au village j’ai connu mon bonheur

Un jour de mariage causera mon malheur

Puis après la remise on publia les bancs

Angélique à l’église dit oui mais tristement

De la jeune meunière âgée de vingt-deux ans

Finissant sa carrière bien douloureusement

Assistants honorables venez tous écouter

Le récit véritable que je vais vous chanter

D’un père de famille qui voulut marier

Angélique sa fille malgré sa volonté

Le père d’Angélique c’était un bon fermier

Sa fille était unique d’une rare beauté

Quoiqu’encore bien jeunette n’ayant que dix-huit ans

Par ses façons coquettes attira des amants

On avertit son père de son dérèglement

Qui vient d’un ton sévère reprendre son enfant

En lui disant ma fille il faut vous apprêter

Aux portes de la ville faudra vous marier

Et non et non mon père de quoi donc me parlez-vous ?

Quoique je sois gentille je ne veux pas d’époux

En restant au village j’ai connu mon bonheur

Un jour de mariage causera mon malheur

Et non et non ma fille ne me refuse pas

Sinon derrière la grille ce sera ton trépas

Puis après la remise on publia les bancs

Angélique à l’église dit oui mais tristement

C’est un meunier fort sage que tu connais très bien

Tu iras au village, maîtresse de son bien

La version suivante a été enregistrée auprès de Marie-Jeanne Besseyrot, d'Aubespeyre, vers 1980, par André Ricros. Contrairement aux deux versions de Pauline Bac, nous avons ici la description du meurtre et de la fuite d'Angélique.

Le père d’Angélique était un bon fermier

Sa fille était unique d’une rare beauté

Angélique ma fille il faut te marier

Faut sortir de la ville et prendre un bon fermier

Mon père, dit la fille, de quoi me parlez-vous ?

Quoique je sois gentille je ne veux point d’époux

Angélique ma fille ne me refuse pas

Ou sinon dans un cloître je te mettrai pourrir

Pour te faire connaître que tu dois m’obéir

Quelques jours après à l’église on publia les bancs

Angélique à l’église dit oui mais tristement

[…]

D’un fermier en colère […]

D’un grand couteau de table qu’elle tenait en main

D’un coup épouvantable lui porta dans le sein

Voyant venir son père venant pour l’empêcher

Par la main de sa fille lui-même fut blessé

Elle s’habille en homme croyant d’être sauvée

Et s’enfuit vite à Rome pour être pardonnée

Mais en prenant la fuite elle fut arrêtée

Et peu de jours ensuite à mort fut condamnée

Voilà pères et mères le récit émouvant

D’une jeune fermière âgée de vingt[e]-deux-ans

Qui finit sa carrière bien douloureusement

Marie-Jeanne Besseyrot (coll. AMTA)

Pour finir, voici la version la plus complète, recueillie auprès de Rosa Chapuis, dentellière à Saint-Julien-Chapteuil en Haute-Loire, enregistrée par son fils Pierre en 1977. Dans cette version c'est le père qui est tué et le mari blessé. Angélique qui s'épanouissait en ville dans un mode de vie bourgeois est contrainte de rentrer au village pour se marier. Le père et le mari s'entendent contre elle, d'où son geste désespéré.

Le père d’Angélique était un bon fermier

Sa fille était unique d’une rare beauté

Un jour dit à son père et à tous ses parents

Qu’il lui serait utile de servir quelque temps

La mère d’Angélique soutenut son penchant

Mit sa fille en boutique chez un riche marchand

L’habit de villageoise ne lui convenait pas

La parure bourgeoise augmentait ses appas

Les bourgeois de la ville allaient chez ce marchand

Admirant cette fille et ses agréments

En cherchant à lui plaire et lui parlant d’amour

Bourgeois et militaires chacun lui fait la cour

On avertit son père de son dérèglement

Qui vient d’un ton sévère reprendre son enfant

En lui disant ma fille il faut vous apprêter

Au sortir de la ville je veux vous marier

Mon père, dit la fille, je n’y peux consentir

Si je sors de la ville vous m’y verrez languir

Car dans le mariage adieu tous les plaisirs

Je suis dans mon jeune âge laissez-moi divertir

Je te dis Angélique ne me réplique pas

Allons chez le notaire pour passer le contrat

C’est un meunier fort sage que tu connais fort bien

Tu seras au village maîtresse de son bien

On fit le mariage on publia les bancs

Angélique à l’église dit oui bien tristement

Son époux auprès d’elle qui lui parle d’amour

Angélique sévère le rebute toujours

Le mari d’Angélique un jour sort de chez lui

Va dire à son beau-père de venir au logis

Le père d’Angélique la gronde avec rigueur

La fille colérique agite avec fureur

D’un grand couteau de table qu’elle tenait en main

D’un coup épouvantable lui plonge dans le sein

Elle a tué son père et blessé son époux

La justice sévère la fit chercher partout

Elle s’habille en homme croyant d’être sauvée

Croyant d’aller à Rome pour être pardonnée

Mais en prenant la fuite elle fut arrêtée

Et de huit jours de suite son procès fut jugé

Cette jeune meunière à l’âge de vingt ans

Va finir sa carrière bien douloureusement

Moralité :

Pèr’s et mèr’s de famille qui avez des enfants

Mariez pas vos filles sans leur consentement

Et vous jeunes fillettes respectez vos parents

Evitez les cachettes et les entêtements

Joseph Bail (1862-1921) - La dentellière

La versification

Les quatres textes sont construits de la même façon, malgré une distribution différente sur la musique, nous le verrons un peu plus loin.

La versification présente quelques particularités. Les vers s'organisent en distiques d'alexandrins à césure épique, l'un rimant avec l'autre, parfois en rimes riches, le plus souvent en assonances : 

Le père d’Angélique était un bon fermier

Sa fille était unique d’une rare beauté


Un jour dit à son père et à tous ses parents

Qu’il lui serait utile de servir quelque temps


La mère d’Angélique soutenut son penchant

Mit sa fille en boutique chez un riche marchand


L’habit de villageoise ne lui convenait pas

La parure bourgeoise augmentait ses appas

Mais ce n'est pas tout. En y regardant de plus près, on s'aperçoit rapidement que cette organisation en distique est renforcée par des rimes intérieures quasi systématiques à l'hémistiche, qui s'avèrent être plus riches que les rimes finales : 

Le père d’Angélique / était un bon fermier

Sa fille était unique / d’une rare beauté


Un jour dit à son père / et à tous ses parents [pas de rime intérieure dans ce couplet]

Qu’il lui serait utile / de servir quelque temps


La mère d’Angélique / soutenut son penchant

Mit sa fille en boutique / chez un riche marchand


L’habit de villageoise / ne lui convenait pas

La parure bourgeoise / augmentait ses appas

Il est à remarquer que l'alexandrin épique est relativement rare dans la chanson, ce n'est pas le vers le plus répandu. Il serait donc possible d'écrire le texte en quatrains d'hexasyllabes en rimes croisées de cette façon :

L’habit de villageoise

Ne lui convenait pas

La parure bourgeoise

Augmentait ses appas

Cepandant, plusieurs couplets ne présentent pas ce fonctionnemment, la rime intérieure étant absente, sans même d'assonance. Cela ne peut être ni une erreur ni un hasard. Il faut jeter un oeil à la mélodie pour s'apercevoir de la pertinence du distique. Nous préférons suivre les conseils de Conrad Laforte en présentant le texte dans sa cohérence musicale et assonantique. 

Ces rimes intérieures ajoutent un lien sonore à une mélodie dont les motifs se répondent. Tout cela joue de façon assez fine sur le déroulé de la narration qui amène peu à peu à la tragédie finale.

Les mélodies

Alors que les textes, malgré leurs variations, sont relativement proches, les mélodies de ces versions ainsi que les structures strophiques sont toutes les trois différentes, et sont autant de façon de valoriser le texte et sa construction poétique particulière que nous venons de voir.

La version de Rosa Chapuis propose une mélodie en deux phrases musicales, chacune contenant deux vers. La mélodie entière couvre alors quatre vers dans cette version, lorsque qu'elle n'en concerne que deux dans les autres.

Chaque mesure est organisée autour de deux accents (plus ou moins marqués) qui ont pour conséquence de rallonger très légèrement les notes sur lesquelles ils sont placés. Le "temps" en plus octroyé à ces notes est "enlevé" aux suivantes. Les croches ne sont donc pas tout-à-fait régulières et donnent un rythme très rubato. Pour autant, l'organisation rythmique est invariable, avec une syllabe sur une croche, ce qui donne une chanson très scandée. La véritable liberté se situe au niveau des silences qui suivent systématiquement les noires et qui sont très variables en durée.

Chaque phrase est composé de deux motifs mélodiques de deux mesures chacun, distribués de la façon suivante :

Phrase 1 : Motif1 - Motif1

Phrase 2 : Motif2 - Motif1

On voit donc que le motif mélodique 1 est répétitif tout au long du morceau.


Voici ce qu'il en est des versions de Pauline Bac : 

On retrouve ici aussi une régularité rythmique, mais dans uns scansion bien différente, faisant intervenir des notes tenues. Les notes pointées sont parfois allongées (ce qui correspondrait à un point d'orgue court) et les croches sont exécutées de façon rapide : il en résulte un balancement régulier d'un appui court à un appui long, comme une double accentuation par mesure, ce qui est équivalent à la version de Rosa Chapuis, malgré un traitement de la croche tout différent.

L'impression rubato se fait aussi sentir. Les motifs mélodiques sont cependant plus courts, comme les phrases musicales. Chaque vers correspond à une phrase musicale et chaque motif est mélodiquement unique.

L'originalité de Pauline Bac tient dans le tempérament bien particulier qu'elle utilise ici, et qu'on retrouve dans de nombreuses chansons. Les altérations à la clé sont des demi-dièses, correspondant à des micro-intervalles sur la tierce, la sixte et la septième. 

On constate également que le dessin de la mélodie est très différent de celui de Rosa Chapuis pour un texte équivalent.


Marie-Jeanne Besseyrot a de son côté encore une autre mélodie :

On retrouve ici encore le balancement sur deux appuis, qui se situent pour les premiers sur les noires et pour les seconds sur l'avant dernière croche des premières mesures de chaque motif et sur les blanches des dernières mesures des motifs. Ces accents ne varient pas.

On se trouve ici en quelque sorte à mi-chemin entre Rosa Chapuis et Pauline Bac : la scansion sur les croches est présente mais est entrecoupée de tenues courtes sur des noires. Marie-Jeanne Besseyrot est très régulière quant à la durée des notes et des points d'orgue, chaque strophe de deux vers étant séparée par une respiration.

On en déduit que cette mélodie est construite d'une seule phrase musicale, composée de deux motifs correspondant chacun à un vers. Le second motif n'est qu'une variation du premier. Cette extrême simplification de la mélodie laisse toute la place à la narration.

En conclusion

Cette chanson présente trois mélodies différentes au traitement rythmique différent également, avec pour point commun deux appuis par mesure. Pourtant il s'agit bien de la même chanson, les paroles, malgré les variations textuelles et de choix de couplets, sont très proches, ce qui n'a pas d'incidence sur le déroulé de l'histoire générale.

On voit ici la plasticité de la chanson traditionnelle. La facture du texte fait penser à une oeuvre de chansonnier, mais le traitement musical est typique de la tradition orale, en particulier dans les éléments que nous avons ciblés. La complainte à proprement parler réside alors dans la narration, dans la façon dont le texte avance grâce à l'interprétation, plus que dans la musique elle-même.

Contrairement à ce qu'on pourrait penser, les mélodies utilisées ne sont ni lancinantes ni tristes, mais elles sont faites de telle façon que le "dire" y est grandement favorisé.