Cet article a été rédigé par Antoine Saillard.

Patrice Lejeune est né à Valence en 1953. Agronome de formation, après un passage par l’Algérie, il rejoint le Parc Naturel Régional (PNR) du Vercors au milieu des années 1970, comme « animateur scientifique ». Alors qu’il mène parallèlement une activité de musicien à Lyon, autour du tout récent folk club La Chanterelle (1972) il profite de son travail dans le PNR pour entamer un travail de collecte dans le Vercors.

« En 1977, ce travail de collectage « approfondi » en Royans a été rendu matériellement possible par les aides actives, dans un premier temps, de la Fédération des Oeuvres Laïques de la Drôme, puis de Jean-Claude Bouvier, professeur à la Faculté d’Aix-en-Provence, et Jean-Pierre Courtin, directeur du Parc Naturel Régional du Vercors. Le Parc s’est très vite intéressé à mes travaux en m’employant en tant qu’ « animateur scientifique ». Plus tard, l’ensemble des enregistrements ont été déposés à la demande de Charles Joisten au Musée Dauphinois. »

P. Lejeune, Atlas sonore n°15, Le Vercors, 1993

Avec le soutien du CNRS, il part à la rencontre des musiciens et chanteurs traditionnels de ce bout de Drôme, particulièrement dans le Royans : « On a pris la carte du parc, et on a contacté tous les individus qui logeaient dans les fermes et les maisons ». Cette démarche systématique a donné lieu à de nombreux enregistrements, dont une petite partie a été publiée dans l’ Atlas sonore n° 15 “Le Vercors”.

La numérisation de l’ensemble des enquêtes rhônalpines de Patrice Lejeune nous a fait découvrir un fonds beaucoup plus riche que ce que laissait entrevoir cette unique publication. L’enquête dans le Vercors couvre une grande partie de la partie drômoise du Parc : le Royans, où se concentrent la majorité des collectes, mais également des incursions plus au sud, à Vassieux-en-Vercors ou à Benevise dans le Diois. Patrice Lejeune y a enregistré des chanteurs et chanteuses, dont Madame Cheval, chanteuse exceptionnelle âgée alors de 90 ans et dépositaire d’un large répertoire en français et en occitan.

>>ÉCOUTER L’ENQUÊTE AUPRÈS DE MADAME CHEVAL<<

Dans ces mêmes années, Patrice Lejeune enregistre également plusieurs instrumentistes. Manifestement marqué par ses collectes morvandelles (il avait notamment enregistré le vielleux Henri Goguelat en 1975), il questionne fréquemment ses interlocuteurs sur la présence de de la vielle à roue dans leurs territoires. Pratiquant essentiellement l’accordéon et l’harmonica, les musiciens qu’il enregistre n’ont cependant que peu de souvenir de vielle.

En revanche, ce dont ces instrumentistes témoignent, c’est de  l’importante influence culturelle des musiciens de passage, Italiens surtout qui au grès des travaux de bûcheronnage et de charbonnage ont enrichi les pratiques musicales de ces régions de moyenne montagne. Dans le livret de l’Atlas sonore n°15 consacré au Vercors, le musicien et ethnomusicologue Patrick Mazellier notait que « l’examen attentif de la culture traditionnelle des communautés rurales du Vercors nous entraîne très loin de l’image isolationniste d’un monde rural replié sur lui-même et nous laisse deviner des passerelles culturelles« . On retrouve par exemple, dans le répertoire à danser de M. Rimet, accordéoniste à Saint Martin le Colonel, les marches, valses et autres polkas du père Bassi, du nom de ce bûcheron italien qui anima longtemps les mariages et les fêtes du Royans.

>> ÉCOUTER L’ENQUÊTE AUPRÈS DE M. ET MME RIMET<<

Enfin, la démarche systématique adoptée par Patrice Lejeune, qui consistait à se rendre dans toutes les maisons, dans toutes les fermes du territoire, dresse un portrait tout en nuance des pratiques musicales traditionnelles à la fin des années 1970. D’une part, cette méthode lui a permis de rencontrer des interprètes de grande qualité qui, à l’instar de Madame Cheval ou de Mme Exbrayat, lui ont dévoilé un large et riche répertoire. Dans le même temps, Patrice Lejeune n’a pas hésité à enregistrer des chanteurs et des musiciens pour lesquels la pratique était plus éloignée.

Nul doute cependant que le passage de Patrice Lejeune, accompagné de son violon, de son magnétophone et parfois de son ami Christian Oller, faisait ressurgir les souvenirs, les airs et les couplets et contribuait à redynamiser ces pratiques non seulement au sein de la jeune génération mais également auprès des personnes auxquelles il tendait le micro.

Christian Oller, musicien, collecteur et compagnon de route de Patrice, nous a été d’une grande aide pour documenter ce fonds, qu’il a contribué à construire. Il est l’auteur d’un texte que nous reproduisons ici :

Témoignage de collectes avec mon ami Patrice Lejeune en 1977-1978 

Je tiens à remercier la famille Lejeune,  Hélène son épouse et ses enfants qui nous ont permis d’avoir accès aux archives de Patrice après son décès en 2016. Merci aussi à ses amis et proches du groupe Betelgueuse (1) qui ont été très liés à son histoire et à sa pratique musicale, et qui m’ont encouragé dans cette initiative de récupération et dépôt de ses enregistrements au fonds du CMTRA et portail du patrimoine oral.  

Cette démarche de collectage le stimulait beaucoup, le passionnait. Cela comblait son gout de l’aventure, des contacts humains et il me disait souvent : « ça me rappelle le travail que j’ai fait avec les Touaregs en Algérie, mes voyages en Afrique. C’est l’aventure mais à deux heures de chez nous ».

La Drôme était son jardin secret. Il aimait y barouder, y camper en solitaire. J’ai eu la chance de partager des moments intenses de collecte avec lui sur le plateau Ardéchois ou j’avais déjà entrepris des recherches sur les chanteuses et chanteurs.

Généralement, Patrice m’interpellait de façon impromptue : « Si on y allait cette semaine ? Il va neiger la haut  ». Chose qui ne m’enflammait pas trop, tant j’avais entendu d‘histoires de personnes qui s’étaient perdues sur le plateau ardéchois avec la burle. Des chanteuses et chanteurs que je voyais régulièrement me disaient: « ne venez pas en hiver c’est risqué. On se verra bien au printemps« . Mais Patrice me disait : « on est sûrs au moins qu’ils sont chez eux par ce temps « .

J’ai compris que partir par ce temps donnait pour lui un peu plus de saveur et d’aventure à ces journées de recherches de terrain. 

Sa grande connaissance du milieu agricole et son métier de conseiller en agronomie, son sens inné du contact nous ont souvent aidé à entrer chez des gens qu’on ne connaissait pas.

Car nous étions, là comme ailleurs, souvent les premiers à visiter et enregistrer ces personnes qui étaient assez stupéfaites de voir deux jeunes gens, non attendus dans la cour de leur ferme,  et dont la voiture était immatriculée dans le Rhône.  Il fallait s’expliquer sur ce qu’on recherchait, souvent sur le pas de la porte.  Patrice engageait la conversation, il leur parlait des cultures autour de la maison, ce qui les rassurait, ; et ensuite on leur parlait musique. Parfois, on jouait. Puis enfin on entrait : le plus difficile était fait. On retournait ensuite régulièrement les voir pour de simples visites ou des veillées avec les voisins ou la famille. 

Un soir cependant, alors qu’on ne voyait pas à deux mètres tant la burle était forte, la « Diane Citroën »  de Patrice se posa sur une congère qui nous immobilisa totalement. Patrice surgit littéralement de la voiture, courut dans les champs, découpa et arracha des branches d’arbre qu’il disposa sous les pneus. Après être repartis, il me dit calmement : « on l’a échappé belle

Cette démarche de recherche, de défrichage, ne l’a jamais quitté. Nous en avons pour témoin cette belle collection de guides de chambres d’hôtes qu’il a créée quelques années plus tard.

(1) Groupe Betelgueuse : Patrice Luirard,  André Desage , Philippe Puygrenier, Danielle Chapelain, Olivier Junod

Christian OLLER, Janvier 2020

Pour aller + loin :

Crédit photos : Dominique Jarjaille